Les chants de Nüying, d’Emilie Querbalec (Albin Michel Imaginaire, 2022)

Retour sur les Chants de Nüying d’Emilie Querbalec (Albin Michel Imaginaire, 2022), qui fait suite à la rencontre du 06 novembre 2022, au Musée d’Histoire Naturelle de Lille, dans le cadre de Citéphilo.

Deux choses caractérisent le roman : son décentrement, et sa dimension plurivoque.

Le décentrement d’abord. Il est progressif, mais constant. On part de l’implication d’une biologiste, « Brume », dans un projet d’exploration spatiale, pour ensuite glisser vers d’autres personnages qui, en quelque sorte, prennent le relais à la pointe du récit. Même si Brume n’est jamais très loin. On referme le livre en ayant l’impression d’avoir vécu un long voyage à travers non pas un seul regard, mais une multitude de ressentis et d’expériences subjectives. D’une manière plus générale, par-dessus les individus, le roman trace aussi un itinéraire qui va des considérations les plus intimes, les plus personnelles (l’enfance, les origines, la famille…) à des expériences qui, elles, ont une portée et une symbolique universelles. De l’humain à l’Humain, en somme. Le pas d’Armstrong sur la Lune était celui de toute l’Humanité. De la même manière, on ne part pas à la rencontre de formes de vie extraterrestres sans porter avec soi, dans le moindre geste, dans la moindre parole, même les plus simples, toute l’Histoire et tous les rêves du genre humain.

La plurivocité ensuite : on retrouve le même schéma, la logique du récit procède par glissements successifs.

C’est d’abord la dimension scientifique de ce long voyage spatial vers la planète Nüying, qui nourrit l’intrigue. En effet, la sonde Mariner a transmis des données qui laissent penser qu’on y trouve des traces de vie. Les « chants », qu’il s’agit d’interpréter et de traduire. On a donc un roman qui assume, dans ses premiers chapitres, d’être un récit de premier contact. C’est audacieux, car si la chose est fréquente sur nos écrans, elle est plus rare à l’écrit, et quand elle l’est, l’affaire est parfois malmenée, et trop vite pliée, délaissant des questions cruciales et passionnantes comme les critères qui permettent d’identifier le vivant, la question du langage, et bien d’autres. Autant de sujets qu’Emilie Querbalec décide précisément de mettre au coeur de ce conte interstellaire.

Bientôt, la dimension technique vient rejoindre ces considérations scientifiques. En effet, la planète Nüying se situant tout de même à 24 années-lumière, la question du comment est bien évidemment capitale. Fort heureusement, la distance concerne aussi le temps : l’action se déroule en l’an 2563, l’humanité a désormais des technologies qui permettent de résoudre la difficulté. C’est un des points forts du roman, et on est ici en pleine SF : Emilie Querbalec imagine un certain nombre de dispositifs et de protocoles, au sein du cargot-monde qui emmène un échantillon d’humanité vers Nüying, pour faire durer les corps, et si pas les corps, au moins les consciences. Le post-humain, rêvé par les savants californiens du Transhumanisme depuis Ray Kurzweil, n’est pas très loin. Jonathan Wei, autre personnage important de ce roman, va d’ailleurs éprouver à maintes reprises cette migration du psychisme dans des avatars physiques successifs, pour arriver à bon port au terme d’un voyage beaucoup trop long à l’échelle d’une seule vie. Mais cette vie indéfinie n’est pas sans risque. L’anticipation de l’autrice n’a rien d’une publicité angélique pour l’entreprise transhumaniste. Et la question morale et même métaphysique ne tarde pas à s’imposer progressivement au lecteur, sans annuler les deux dimensions précédentes, scientifique et technique.

Un point de fuite se dessine et donne un fond inattendu au récit : nous voici dans le spirituel, le sacré, le religieux. C’est le destin de l’esprit humain, le sens global de l’existence, les croyances dans des dimensions supérieures qui désormais hantent la fin de cette aventure aux confins de l’univers. À travers une grammaire sémantique qui emprunte d’ailleurs plus au bouddhisme qu’aux références monothéistes. Cette focale métaphysique est sans doute l’aspect le plus saisissant des Chants de Nüying. On ne peut pas ne pas penser à Solaris, de Stanislaw Lem, adapté par Tarkovski, ou au plus récent Ad Astra de James Gray.

Un autre point est à souligner, et qui, lui, est transversal à toute l’histoire : c’est la charge poétique de cette légende du futur. Avec parfois de très beaux moments de littérature, comme dans l’extrait ci-contre.

Bref, le TOR a lu, le TOR a jugé, le TOR a beaucoup aimé ! C’est un très bon et très beau texte de SF, qui a évité à votre humble serviteur d’affronter un énième space opera, et qui a l’intelligence de peindre une odyssée qui transcende le simple challenge technologique. Pari réussi, et pour nous, la mission Nüying est un succès !

Stéphane Croenne

« Nüying grouillait de vie. Archées, bactéries, virus et autres micro-organismes, ses océans froids possédaient un microbiome d’une étonnante richesse, dans une version qui semblait présenter de nombreuses similitudes avec ce qu’ils connaissaient sur Terre. D’après les premières analyses réalisées sur place par leurs robots, la biologie nüyenne reposait sur les mêmes briques constitutives que la leur, avec une chimie basée sur l’atome de carbone, combiné, ramifié, assemblé en de multiples configurations.

Sur Terre, quand elle pensait à Nüying, Brume imaginait un monde d’eau et de glaces assez proche des paysages arctiques qu’elle avait longuement fréquentés lorsqu’elle travaillait à bord de l’Etoile Polaire. Un milieu extrême pour l’homme, mais riche d’une faune et d’une végétation aux mille nuances. Sa passion des vastes étendues polaires ne l’aurait cependant pas convaincue de s’engager dans une mission aussi dangereuse sans la puissance du rêve.

Enfant, elle se voyait voguer vers l’un de ces univers lointains, alors qu’elle se tenait blottie sous sa couette dans le noir, avec pour seule lumière la phosphorescence des étoiles en plastique collées au plafond. Elle dialoguait avec des créatures étranges, oursins multicolores ou libellules d’eau aux ailes évanescentes qui lui ouvraient les portes de palais sous-marins aux jardins de corail. Intermédiaire hybride entre races que tout séparait, elle décodait leurs couinements, crissements et éructations, se faisant l’ambassadrice et l’interprète d’une humanité que rien n’avait préparée à de telles rencontres. »

Wendy, de Benh Zeitlin (2020)

Critique en demi-teinte pour le Wendy (2020) de Benh Zeitlin, le génial auteur des Bêtes du Sud sauvage (2012). Cher Benh, mais que s’est-il passé ?

Tout commençait pourtant bien. L’imaginaire que véhicule l’histoire de Peter Pan (et Wendy, donc) semblait tout indiqué pour celui qui nous avait fait rêver en 2012 avec son premier long métrage, conte merveilleux contemporain qui se déroulait dans un bayou aussi dévasté que magique. En outre, Zeitlin remet Wendy au centre du jeu. Rappelons-nous qu’elle partage le titre avec Peter Pan dans le roman de J. M. Barrie (1911).

Mais dès le départ, quelque chose cloche : on sent la recette des Bêtes du Sud sauvage recyclée ici. Le thème musical est quasiment identique. On retrouve la même appétence pour les plans en head shot au plus près du personnage, la même alternance de moments quasi-contemplatifs, très impressionnistes, et de moments d’action… Bientôt, on découvre que Peter Pan, incarné ici par un petit bonhomme afro-punk portant fièrement le caban rouge, est le pendant masculin… de Hushpuppy, dans les Bêtes du Sud sauvage : mêmes traits de caractère, même audace, quasiment la même posture physique, fière et vivante. On sent poindre le syndrôme de la formule gagnante, qui risque de produire l’effet contraire de celui escompté. Mais, me direz-vous, celles et ceux qui n’ont pas vu le film précédent peuvent très bien y trouver leur compte, non ? Peut-être. Peut-être.

Mais le film avance, et d’autres limites apparaissent. Plus graves encore. Il y a bien des trouvailles, quelque charme au moment de l’évasion sur ce train qui emmène la fratrie vers un ailleurs encore mystérieux. Toutefois, cela ne suffit pas à redresser le film, qui pèche selon nous au moins sur deux points :

1) Toutes celles et tous ceux qui aiment qu’on leur raconte des histoires, sur papier et sur écran, le disent depuis toujours : il nous faut un méchant, un vrai méchant ! Un méchant content de l’être, qui jubile du mal qu’il invente en ce bas-monde. Ce qui fait la génialité du Joker de Nolan, par exemple. Du comte Zaroff, de Schoedsack et Pichel. Ou encore, la quasi-totalité des méchants de la Hammer. Ici ? Benh Zeitlin cède à notre modernité, plus socratique que jamais : rappelons que pour Socrate, « nul n’est méchant volontairement » (Le Christ dira que les méchants « ne savent pas ce qu’ils font »). Le méchant subit sa méchanceté. Avec la lumière de la raison, le mal s’évapore, et l’on découvre alors que le malfaisant n’était que la victime d’un coup du sort. Ainsi donc du capitaine Crochet : on ne dévoilera pas le ressort du film, mais Crochet est simplement un ancien gamin qui souffre et qui ne s’en remet pas. Problème : cela déforce considérablement le film, qui tourne à la psychologie du ressentiment.

2) Autre limite, liée à la première : on rentre dans l’univers de Wendy et de Peter Pan pour rêver ; pour partir sur une île où tout est jeu ; pour se battre avec des pirates ; pour voler, pardi ! Peter Pan est même devenu le nom d’un syndrome, pour qualifier l’âme malheureuse dans son corps d’ado, ou d’adulte, et qui refuse de grandir. C’est dire ! Reformulons : dans Peter Pan, on va de bas en haut. On va du réel à l’Imaginaire. On va des soucis de l’adulte à l’insouciance de l’enfance.

Mais Benh Zeitlin, tenté par la peinture mélancolique du monde, fait l’inverse : alors que dans les Bêtes du Sud sauvage, il avait su nous faire décoller, allant des soucis bien réels d’une famille pauvre du Bayou jusqu’à cette explosion finale d’imaginaire et de fantaisie, dans Wendy, on va de de haut en bas, de l’imaginaire au réel, de l’enfant à l’adulte. Personne ne prend son envol ici. Au contraire, tout comme Wendy, alors devenue mère et courant après le train, le spectateur se retrouve lui aussi le nez dans la poussière de la réalité. On passe sur les images surannées façon album de famille, hantées par un thème musical pour le moins déprimant, et l’on sort de ce film lessivé par le réel. On espérait s’envoler, on s’est cassé la figure dans la misère du monde, et dans le temps qui passe (le vrai sujet de ce film). Freud est passé par là. Peter Pan et Wendy ont pris un sacré coup de vieux.

Ce film est loin d’être mauvais. Un homme intelligent est à la barre. Mais nous le savions déjà : qu’il est difficile de faire un chef d’oeuvre après un chef d’oeuvre !

Otto et les Néantistes, de Stéphane Croenne (à paraître fin 2022 chez RroyzZ Editions)

Une fois n’est pas coutume, votre serviteur vous fera part ici de sa propre production ! Mon roman OTTO ET LES NEANTISTES a remporté le Prix La Cour de l’Imaginaire 2022, il sera prochainement et conséquemment publié par RroyzZ éditions. Je remercie les organisateurs du concours et l’éditeur pour leurs conseils et les relectures serrées (j’ai cru mourir, avec ces histoires de virgules et de coquilles récalcitrantes !…). Merci à Michel Borderie, pour ses illustrations, et cette couverture absolument parfaite !

Cap sur Venise donc. Mais pas seulement. La lagune certes, mais aussi l’enfance, la philosophie (en l’occurrence Nietzsche et Foucault ici) et l’environnement. Autant dire, les points cardinaux de ma rose des vents. Et ça m’éclate de pouvoir folâtrer entre Imaginaire et philosophie sans avoir le sentiment qu’il me manque l’un ou l’autre. Bref. Sono molto felice…

Quatrième de couverture : c’est l’histoire d’Otto, un petit garçon qui entend, dans un yaourtophone, la voix de sa mère, partie vivre sur Mars ; qui dort dans le crâne d’une baleine ; et comprend le langage de Nitch, un vieux chat philosophe.

C’est l’histoire d’une invasion barbare qui menace Venise ; d’une fée anglaise qui prend le car tous les jours à Mestre ; et d’un Reality Book où l’on écrit toutes ses angoisses.

C’est l’histoire de tableaux qui prennent vie ; d’une invasion de zombies géants ; des Dissonances de Vivaldi et de lions qui volent.

C’est l’histoire d’une incroyable bataille à mener contre le désastre écologique, et d’un combat intemporel pour la liberté et la fantaisie. Une autre façon de vivre et d’être au monde.

Un grande abbraccio a tutti !

Et pour finir : petite pensée pleine d’amitié pour Fabio Scandagliato, Sydney Mainster, Barbara Merson, Dan Hjaelmberg et Nathalie Pozzi.

L’Anachronopète, d’Enrique Gaspar (éd. Musidora, 2022)

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« Ainsi se trouve résumée sa mission, qui est de voler vers le passé. En effet, grâce à elle, on peut prendre le petit déjeuner à sept heures à Paris au XIXe siècle, s’offrir un en-cas à midi en Russie avec Pierre le Grand, déjeuner à dix-sept heures à Madrid avec Miguel de Cervantes Saavedra – s’il a de quoi payer ce jour-là – et, la nuit tombant en chemin, débarquer à l’aube avec Colomb sur les plages vierges de l’Amérique. »

Voici un roman pour le moins singulier, et assurément, important. Après lecture, on se dit qu’il aurait dû être publié en France depuis longtemps : nécessité rétrospective. C’est chose faite grâce aux éditions Musidora.

Quel est son point de départ ? À l’occasion du Salon universel de Paris de 1878, le savant espagnol Don Sindulfo dévoile sa fabuleuse invention : un vaisseau, fonctionnant à l’énergie électrique, aussi complexe qu’élégant, qui permet de voyager dans le temps. Pour baptiser l’événement, on cite Jules Verne, référence assumée. On sait sur quel terrain du merveilleux scientifique on se trouve.

Tout d’abord, remettons cette histoire de machine à voyager dans le temps dans son contexte littéraire et historique. Le thème du voyage temporel est familier, il inspire de nombreux textes, et il y a bien des façons de l’imaginer. Dans Le voyageur imprudent (1944), de Barjavel, c’est par des gélules que l’entreprise devient possible. La chimie, donc. Matheson, dans Le jeune homme, la mort et le temps (1975), emploie l’idée de transport psychique pour faire voyager son personnage, Richard Collier. On bascule ici dans le fantastique. H. G. Wells, dans Quand le dormeur s’éveillera (1910), songe à l’hibernation, qui est, elle aussi, une façon de jouer avec la temporalité. Enfin, le voyage temporel au moyen d’un artefact technologique est généralement associé à la Machine à explorer le temps du même Wells (Souvenez-vous : les Eloïs et les Morlocks. Classique, nous disons). Quelle date ? 1895. Or, l’Anachronopète est publié en 1887. Ce premier élément suffit, à lui seul, à faire de ce texte une oeuvre remarquable, par la primauté du concept. Comme les anthropologues, les amateurs de SF cherchent toujours leur Lucy.

S’il est bien-sûr séduisant de faire le rapprochement entre Enrique Gaspar et H. G. Wells, tout comme quelque présupposé nous pousse à l’associer à Cervantes, l’expérience de sa lecture nous conduit finalement vers d’autres affinités, certes moins intuitives : Marivaux, et Bradbury. Marivaux pour l’humour caustique, l’usage des intrigues amoureuses, et le dévoilement de l’absurdité des moeurs et des conventions sociales. Bradbury, pour l’idée de tourisme temporel. Souvenons-nous de cette histoire génialement déraisonnable de safari organisé soixante millions d’années en arrière, dans le but de chasser un tyrex ! (la nouvelle Un coup de tonnerre, 1952). Sur la même étagère, on trouve aussi Les Temps parallèles, de Silverberg (1969), roman dans lequel en remontant la ligne (Up the line, le titre US), les voyageurs temporels peuvent assister au Sermont sur la Montagne, ou encore au sac de Constantinople.

Nous parlions d’humour. C’est un autre point fondamental qu’il faut souligner ici : Don Sindulfo et Benjamin, les protagonistes du récit, sont régulièrement ridiculisés, notamment le premier nommé, dont le portrait physique et moral est peu flatteur. Humour encore dans les remarques concernant la société française, et par exemple, son hypocrite moraline, dans le traitement que les autorités réservent aux prostituées.

Une place singulière dans la galaxie des récits de voyage dans le temps ; une bonne dose d’humour ; avançons : c’est également un texte rempli d’idées et de descriptions authentiquement poétiques. Sans doute un point fort de cette oeuvre. Les pages 33-34, remarquables, sont à lire absolument. On ne peut pas ne pas penser aux rêveries cosmologiques des libertins et/ou savants du XVIIème. Ils pensaient faire avancer le savoir, ils développaient l’imaginaire. Mais le premier peut-il se passer du second ? Le chapitre 3 de l’Anachronopète semble réconcilier le Bachelard du rationalisme et le Bachelard des rêves. Celui du Nouvel esprit scientifique, et celui de L’air et les songes. De solides considérations scientifiques se mêlent à des interprétations pleines de fantaisie. On croirait Galilée revisité par Cyrano.

Cette fantaisie et cette vibrionnante imagination n’entravent pas l’importante érudition que comporte l’ouvrage. On y trouve des références à Reiset et Regnault, à Boucher de Perthes, des développements sur la Rome antique, la Chine impériale, et mille autres considérations savantes. Peut-être saviez-vous que le nom de Confucius provient de « Kung-fu-Tseu » ? En lisant ce livre, on apprend bien d’autres choses. L’auteur a l’intelligence de toujours mettre ces éléments au service de l’intrigue et de l’action. Cela aboutit parfois à la formulation d’hypothèses scientifiquement cocasses et charmantes (la genèse des montagnes devra encore attendre Wegener !). Mais parfois l’intuition sonne juste, et trouble le lecteur : le lien établit entre le mouvement, la vitesse et le temps n’est pas loin de nous faire penser à la fameuse expérience des chronomètres d’Hafele-Keating.

Rappelons à cette occasion qu’il s’agit d’abord et avant tout d’un voyage dans le temps : en l’occurrence, une exploration du passé. Car c’est bien le passé qui est au coeur de ce texte, et qui est fièrement revendiqué. « Vive le passé ! » s’écrie-t-on, page 43. Tandis que le XIXe siècle fait de l’Histoire en regardant le futur (et que nous autres au XXIe n’en finissons pas d’éplucher le présent), Enrique Gaspar choisit le passé, et vise l’origine des choses. Il faudra donc, dans cet anachronopète qui signifie littéralement « celui qui vole en arrière dans le temps », reparcourir en sens inverse la dynamique de l’atmosphère autour du globe. Et, comme il est dit p. 67, « marcher en arrière, comme des crabes ». Une autre chose étonne : entre l’humour spirituel et la farce amoureuse, il y a toute la place pour une véritable prise en compte de la nature du temps. Ce dernier n’est plus simplement traité comme un espace bis, un décor, mais comme une dimension à part entière, celle qui donne son être aux choses. Et ce, jusque dans les moindres détails : les vêtements portés par l’équipage qui re-parcourent à l’envers leur processus de production, les aliments qui retournent à leur état initial… Le temps n’est pas un simple paysage, un prétexte, il n’est pas un accident qui arriverait aux êtres, il est la source capricieuse de leur existence et de leur forme, toujours provisoire.

Enfin, et pour terminer, c’est un roman qui traite du choix, de la liberté, et de la responsabilité. « Et si… » est la grand question qui hante le texte. Non, il n’y a pas de Nécessité historique qui tire, quoi que nous fassions, les Humains vers un seul et unique Narratif possible. Nos choix ont des effets, et ils peuvent changer le récit du monde. Problème conscientisé lorsque Don Sindulfo lui-même explique : « Nous remontons le temps, mais nous ne pouvons pas l’annuler. Si le présent est une conséquence du passé et que nous en sommes des spécimens vivants, nous ne pouvons annuler une cause dont nous sommes les effets réels sans nous supprimer par la même occasion. » Le paradoxe du grand-père avant l’heure…

C’est donc décidément un ouvrage qui mérite toute l’attention des lecteurs de science-fiction, et des amateurs de récits de voyage temporel. Sans compter que la découverte d’un tel roman est en soi un voyage. Pour reprendre le propos de Nicolas Tellop, co-artisan de l’édition, « En ouvrant un livre presque 150 ans avant sa sortie, on accomplit assurément une forme de voyage dans le temps. » Ajoutons à cela les illustrations intérieures de F. Gomez Soler, la couverture parfaite de Laurent Durieux, la traduction fluide et efficace de Sophie Vallez, une postface signée Xavier Mauméjean, impeccable comme toujours, et nous avons tous les ingrédients d’un roman assurément destiné à devenir un incontournable de nos rayons SF.

The Innocents, d’Eskil Vogt (2021)

La cité, durant l’été, lorsque tous les autres sont partis en vacances, est un royaume pourri. Partir du sous-texte implicite d’un film pour en lancer la critique, c’est assez peu protocolaire, mais le suspense n’est pas épuisé, tant The Innocents a du contenu et des choses à nous dire.

Nous parlons donc du film d’Eskil Vogt ( scénariste de l’hypnotique Oslo, 31 août), sorti en 2021, et qui plante l’action dans le bac à sable d’une cité HLM nordique pendant les grandes vacances. La très jeune Ida et sa soeur aînée Anna, atteinte d’une forme d’autisme particulièrement handicapante, vont y croiser le chemin de Ben, et d’Aisha. Sans être un film à thèse, le récit superpose très vite de nombreux thèmes sociaux et psychologiques qui vont donner de la matière au film : place dans la fratrie ; sentiment de colère et de solitude, lorsqu’une soeur absorbe toute l’attention et l’énergie des parents ; clôture géographique de cet espace architectural qui transforme les murs en arène angoissante. Très vite, on pense au génial Morse de Tomas Alfredon pour la tension latente entre les enfants, Stephen King pour la situation piégeuse et malaisante, avec un soupçon du Village des damnés. Car en effet, il va se jouer, dans et autour de ce bac à sable, une bien sombre histoire de volonté de puissance, et là, c’est plutôt du côté de Nietzsche qu’on irait chercher.

Que va-t-il se passer dans cet inquiétant théâtre ? Passé un premier stade de recherche d’expériences qui permettent de tester les limites, et qui ne manquent déjà pas de cruauté (la scène plutôt cra-cra où Ben et Ida « s’amusent » avec le chat…), Anna et Ben vont bientôt développer des super-pouvoirs : télékinésie, manipulation mentale… Super-pouvoirs qui, loin de les responsabiliser, vont donner corps, notamment chez Ben, aux pulsions les plus sadiques. Le point est pour Freud : eh bien oui, nos chers enfants ne sont pas des anges habités uniquement par des rêveries douces, paisibles et bienveillantes. Ce sont aussi des monstres potentiels, qui ne savent pas jusqu’où ils peuvent aller. Rien n’est dit de l’origine de ces pouvoirs (on est assez loin de Stranger Things, qui fonde l’essentiel de son ressort scénaristique sur ce point), rien n’est dit d’une hypothétique solution aux sérieux problèmes que pose le fait de posséder de tels dons. Ici, quand les limites explosent, la question de la confrontation, de la domination et de la suppression de l’autre, perçu comme un obstacle, est très vite posée. On comprendra qu’avec un tel propos, le titre est, au moins, une interrogation sur la réalité de l’innocence, au plus, une ironique plaisanterie. Eskil Vogt a la bonne idée de lier ces puissances phantasmées à l’enfance. Car cette dernière est bien le berceau de nos croyances. C’est l’âge des mythes, des amis imaginaires et des mondes parallèles. Mais là où la faculté de voler entraîne Peter Pan et les siens vers la rêverie, The Innocents nous entraîne plutôt vers l’obscurité, et la part de cauchemar que renferme l’esprit de l’enfant. Il y a Winnie the Pooh, et il y a Carrie. Ici, le fléchage est bien plus proche de la seconde que du premier. On a affaire à la violence pure, dans l’ignorance totale des conséquences. Un grand pouvoir implique une grande cruauté, nous murmure l’auteur. Ce pouvoir fait que l’acte prolonge la pulsion, l’affect immédiat triomphe, il n’y a plus de temps long, le Bien et le Mal sont dissous, et les adultes, pâles figurants voulus tels dans le film, ne peuvent pas y changer grand-chose. Autre sous-texte : ne laisser pas traîner vos enfants n’importe où, avec n’importe qui : prenez soin d’eux. Encadrez-les puisque vous les aimez. Faudra-t-il également souligner l’absence quasi systématique des pères dans ce désastre ? Laissons Freud au repos, il est déjà cité.

Ajoutons à tout ceci des jeunes comédiens talentueux. Les quatre rôles, avec leurs difficultés propres, ne sont pas simples à tenir. Mais le défi est magistralement relevé. Certaines scènes, jouées façon western, dans une grammaire fantastique, sont remarquables d’intensité (les deux face-à-face entre Ben et Anna). L’ensemble se singularise par une très grande sobriété de moyens visuels (les fonds verts sont au chômage), mais porté par une mise en scène forte.

Que manque-t-il alors ? Peut-être un soupçon d’exploration psychologique, et de temps, tout simplement, pour véritablement entrer dans une relation plus forte et plus empathique avec ces gamins. Il suffit parfois de peu pour y parvenir, comme dans le Shining de Kubrick. La fin aurait peut-être mérité également un peu plus d’ampleur. Il était une fois dans l’Ouest, on y était presque.

Mais n’oublions pas l’essentiel : The Innocents est un très bon film, qui marie intelligemment le thème de l’enfance et de l’imaginaire, celui de la limite, finie, et de l’angoisse, infinie. Et pour les enfants qui ne partent pas en vacances, l’été, dans la cité, c’est vraiment pourri.

Stéphane Croenne

Plasmas, de Céline Minard (2021)

Plasmas est un recueil de nouvelles singulier et plein d’intelligence. Le fil rouge qui réunit l’ensemble des textes est qu’ils concernent, du moins on peut le supposer, un monde futur, où d’importants bouleversements ont eu lieu. Ce qui est remarquable, c’est à la fois l’inévidence de l’objet – plus d’une fois, on se surprend à se demander de quoi il peut bien s’agir. « Ils ». Mais qui sont-ils, « ils » ? Texte En l’air – et la très grande précision analytique des situations, des êtres, et de leur environnement. La phrase à tiroirs est maîtrisée, jamais gratuite. Par ses sujets et par son style, c’est une expérience sensorielle étonnante que propose Céline Minard. Le texte Grands singes a quelque chose de simplement génial de ce point de vue. Il y est question de territoire sonore, de flux, de variations. La narration est décentrée, l’humaine est ici celle que l’on observe, à travers, disons, la phénoménologie des singes, en train de rechercher le contact des primates. Le recueil franchit les frontières, le vivant n’est pas quelque chose, c’est ce qui traverse les êtres, et se métamorphose, parfois naturellement, parfois aidé par l’expérimentation (on pense au texte Grands chiens). La nouvelle Casino baldo quant à elle construit une rêverie sur le temps, la mémoire, en tissant des liens entre le corps, les rituels quotidiens, les souvenirs. Enfin, soulignons la grammaire philosophique qui hante une bonne partie de ces excellentes pages. Dans Les ricochets, il est difficile de ne pas penser à la distinction toute pascalienne entre intuition et raison, entre la saisie de l’instant, et la maîtrise technique et scientifique. Distinction qui concerne ici l’art du lancé de galet… Le concret, le mouvement, la vie encore. Disons-le pour conclure : le T.O.R valide ! C’est un très bon livre que voilà, exigeant et poétique.

Publié par Payot et Rivages (2021)

Stéphane Croenne

Extrait :

« La première fois que le guetteur avait croisé son regard, la première fois qu’un jeune avait tendu le bras pour l’effleurer du dos de la main, la première fois qu’Adda lui avait intimé et permis une séance de toilettage et qu’elle avait, elle, touché sa peau sous les poils, la sensation avait été la même, elle l’avait reconnue, sortie de la nuit des temps, intacte et familière au point d’en être bouleversante. C’était le caractère propre de l’archaïsme, ce retour fulgurant de l’évidence, doublé du pressentiment de la perte, de la nette intuition que, de cela, elle ne serait jamais repue ni sevrée.

C’est peut-être au fond exactement ce qu’elle était venue chercher. Plus que la science de la vie dont ils faisaient preuve depuis si longtemps, plus que le secret de leur résistance – qu’une poignée d’humains avaient malgré tout reconnu et conforté –, plus que leur imprévisible faculté d’adaptation lente, faussement passive, plus que leur fatalisme. Leur simple contact. »

Avis de naissance : Les éditions Musidora

Une étoile est née : les éditions Musidora viennent offrir un nouvel écrin à la littérature de l’Imaginaire, et la nouvelle a de quoi réjouir ! Tout d’abord, parce qu’elle permet à l’auteur de ces lignes de faire sortir son bazar à chroniques de la torpeur dans laquelle il était plongé depuis un temps certain, ce qui n’est pas peu… Ensuite, parce qu’en matière d’édition, nous avons appris suffisamment de fermetures ces dernières années, pour ne pas s’enthousiasmer de voir la pulsion de vie reprendre quelques couleurs. Ce sont autant d’oeuvres, qui, de cette façon, vont pouvoir rencontrer leurs lecteur(trice)s. Enfin, ayant la chance de connaître, comme professionnel, et mieux encore, comme ami, l’un de ses fondateurs, Nicolas Tellop pour ne pas le citer, on peut être serein quant à la valeur de l’entreprise : le mixte énergétique est optimal, passion et rigueur, sérieux et fantaisie, de l’expérience et de la jeunesse ! On me dira que je manque d’objectivité, à quoi l’on me permettra de répondre, à l’anglaise : Knowledge comes through the senses. Ou encore : lorsque je chronique un roman, c’est bien parce que je l’ai lu. Je le « connais » : horreur ! Mais où sera donc la sainte distance de l’objectivité ? Au diable ces précautions, Le T-O-R vous dit que la promesse est belle, et que tous les acteurs de l’Imaginaire peuvent se réjouir de voir atterrir ce nouvel et charmant astronef sur leur planète. Pour en savoir plus, allez donc par ici : https://leseditionsmusidora.com/ On y annonce le premier projet de publication : L’anachronopète, d’Enrique Gaspar, enfin traduit en français. Pour soutenir le projet, car tout navire a besoin de vent dans les voiles pour gagner le large, vous rendre par ici pourrait ne pas être inutile : https://www.ulule.com/anachronopete/

Stéphane C.

Plus noir que la nuit, de Jack Williamson (1940)

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« Vous êtes-vous déjà demandé, messieurs, pourquoi le Mal existait ?… » (p.48)

Will Barbee mène la vie banale d’un journaliste dans la petite ville sans histoires de Clarendon. Il fait la connaissance d’une consoeur débutante, April Bell, qui lui demande son aide pour couvrir le retour de l’expédition scientifique du docteur Mondrick, anthropologiste, dans le désert de Gobi. Qu’ont découvert les membres de l’expédition, et quelle menace semblent-ils redouter ? Le journaliste et sa nouvelle amie vont enquêter et suivre une série de morts qui semblent accidentelles mais dissimulent des causes surnaturelles.

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Le récit de son épouse, d’Ursula Le Guin (1982)

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« C’était un bon mari, et un bon père. Je n’y comprends rien. Je n’y crois pas. Je ne peux pas croire que ça soit arrivé. Je l’ai vu arriver mais ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible. Il était toujours si gentil. Si vous l’aviez vu jouer avec les enfants, quelqu’un le voyait jouer avec les enfants saurait qu’il n’y avait rien de mauvais en lui. » (incipit)

Cette belle nouvelle d’Ursula Le Guin revisite le motif du loup-garou en ajoutant 2 idées simples mais très justes. Lire la suite

The Wolf Man, réalisé par Waggner (1941)

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« Même un homme au coeur pur
qui dit sa prière le soir
peut devenir loup quand l’aconit fleurit
et que la lune d’automne brille »

Pendant les années 1930, les studios Universal ont acquis une grande réputation pour avoir remis à l’honneur une série de monstres gothiques émanant de la littérature anglaise, et pour avoir défini les codes visuels qui les caractériseront à l’avenir : le vampire Dracula de Bram Stoker (incarné par Bela Lugosi en 1931), la créature de Frankenstein imaginée par Mary Shelley (incarnée par Boris Karloff en 1931), l’homme invisible de H. G. Wells (interprété par Claude Rains en 1933), sans compter la Momie (incarnée par Boris Karloff en 1932). Lire la suite