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Philip Kerr est d’abord reconnu pour sa série de romans policiers consacrés à Bernie Gunther et à ses enquêtes dans la noirceur de l’Allemagne nazie ; mais dans Une enquête philosophique, il imagine cette fois-ci un autre genre de polar, dans un cadre futuriste et teinté de lectures philosophiques.

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En 1876, le criminologue Cesare Lombroso s’inspirait de théories racialistes pour tenter d’identifier les futurs criminels par l’étude de la forme de leur crâne et leur morphologie physique.

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En 2013, dans un monde dystopique pas si éloigné de notre réalité, la technologie permet aux consommateurs de s’immerger dans la réalité virtuelle, on condamne les pires criminels au coma punitif qui remplace les plus dures peines de prison ; et avec les avancées de la neurologie, les scientifiques ont localisé dans le cerveau un « Noyau Ventriculo-Médian » qui inhiberait l’agressivité, et les individus qui en sont dépourvus sont ainsi fichés comme des criminels potentiels, uniquement protégés par le pseudonyme d’un philosophe ou d’un artiste. L’un d’entre eux, alias Wittgenstein, s’identifie au philosophe dont il porte le nom, s’introduit dans le programme et décide d’assassiner les uns après les autres les NVM-négatifs, pour satisfaire ses curieuses théories et débarrasser la société de ces autres dangers.

La mort est notre seule certitude. A la mort, le monde ne change pas, mais cesse. La mort n’est pas un événement de la vie. En revanche, l’assassinat, lui, en est un.

Pensez au principe même de l’assassinat : l’affirmation de soi, de sa propre existence, par la négation de celle de l’autre. La création de soi par l’annihilation, oeuvre d’autant plus créatrice lorsque ceux qui doivent être détruits représentent eux-mêmes un danger pour la société en général, et lorsque le meurtre est accompli dans un but bien précis. (pp.117-118)

Face à lui, c’est l’inspectrice « Jake » Jakowicz qui est chargée de l’affaire, féministe résolue et spécialisée dans la résolution de ce qu’elle appelle le « meurtre hollywoodien ». Elle se réfère d’abord à l’essai que publia George Orwell en 1946 sur Le déclin du meurtre à l’anglaise, déplorant la fin du meurtre motivé par la passion :

declineoftheenglishmurderLe meurtrier, écrivait-il, se devrait d’être un homme banal exerçant une profession libérale. C’est une passion coupable pour sa secrétaire ou la femme d’un collègue rival qui le ferait sortir du droit chemin. Mais il ne se résoudrait au meurtre qu’après un long et terrible débat intérieur. Enfin décidé à tuer, il mettrait son plan à exécution avec une habileté consommée, mais se ferait prendre pour un petit détail tout à fait imprévisible. L’arme retenue serait, bien entendu, le poison.(cité p.26)

Ce type de meurtre à la manière d’Agatha Christie ou d’Alfred Hitchcock étant devenu désuet au milieu du XXe siècle, on assiste ensuite à l’apparition d’un nouveau type de meurtre, que Jake nomme « le meurtre hollywoodien » à but récréatif, sans réel mobile :

Le meurtrier serait alors un homme jeune et mal adapté, vivant dans quelque banlieue au milieu de ses victimes potentielles et inconscientes. C’est à une erreur de sa mère que notre meurtrier devrait d’être sorti du droit chemin, la responsabilité originelle du délit se trouvant ainsi commodément reportée sur une femme. Résolu à tuer, l’assassin ne se contenterait pas d’un homicide unique, mais multiplierait les victimes. Les moyens retenus seraient extrêmement violents et sadiques et n’excluraient ni le sexe, ni les pratiques rituelles, ni même l’anthropophagie – bien au contraire. Les victimes seraient le plus souvent des jeunes femmes séduisantes qui se feraient tuer au moment où elles se déshabillent, prennent leur douche, se masturbent ou font l’amour. Ce n’est que sur une toile de fond de ce genre, une toile de style hollywoodien, qu’un meurtre peut prétendre au spectaculaire et même au tragique qui en feront un événement marquant de l’actualité. (pp.27-28)

Jake est une inspectrice dans un métier majoritairement masculin qui la harcèle par son sexisme permanent, et elle plaide pour une approche spécifiquement féminine, plus sensible à d’autres détails et acceptant le recours à l’intuition. Le roman se suit en alternant le récit de l’enquête centrée sur Jake et les extraits du journal de Wittgenstein qui tente toujours d’avoir un coup d’avance sur elle, mimant le jeu du chat et de la souris.

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Wittgenstein est l’auteur du Tractatus logico-philosophicus qui critique notamment les abus de langage de la plupart des philosophes antérieurs, et il y a une saveur particulière à lire la façon dont le tueur Wittgenstein tue les uns après les autres Bertrand Russell, Platon ou René Descartes en citant abondamment le philosophe Wittgenstein pour cautionner ses actes ; il écrit aussi dans son Cahier bleu la liste de ses futures victimes, et dans son Cahier brun son journal intellectuel, dont nous lisons les extraits qui entrecoupent l’enquête policière elle-même : « l’investigation philosophique », titre anglais de l’ultime livre du philosophe, paru après sa mort en 1953, devient ici l’enquête menée par Jake pour identifier le tueur Wittgenstein.

L’enquête policière et la philosophie ont ceci de commun qu’elles partent du principe qu’il y a une vérité à découvrir. Notre activité est faite d’indices qu’il nous faut l’un comme l’autre rassembler pour reconstruire une image vraie de la réalité. Au coeur de nos entreprises respectives, il y a la recherche d’un sens, d’une vérité qui, pour une raison ou pour une autre, est demeurée cachée. Une vérité qui existe derrière les apparences. Notre quête consiste à pénétrer ces apparences, et nous appelons cela la sagacité, le savoir.

Cependant, tandis qu’il est naturel de commettre un crime, la tâche du détective, comme celle du philosophe, est contre nature et implique l’analyse critique de convictions et de présupposés divers ainsi que la remise en question de certaines suppositions et intuitions. C’est ainsi que vous, vous allez chercher à vérifier un alibi là où mon but à moi est de vérifier le bien-fondé d’une proposition. Cela revient au même ; dans un cas comme dans l’autre, nous sommes en quête de clarté. Quel que soit le nom que vous lui donniez, l’intention est la même d’imposer un ordre au royaume du Chaos. Bien entendu, il arrive que l’on n’apprécie guère d’avoir à le faire ou à le subir. C’est le genre de tâche qui engendre un sentiment d’insécurité, et la plupart des gens opposent une énorme résistance à ce que nous faisons. (pp.243-244)

Ce roman transgenre fourmillant d’idées réussit à croiser anticipation et polar, quête philosophique et enquête policière, enquêtrice féministe cherchant à capturer un homme qui ne tue que des hommes, récit d’investigation et citations philosophiques qui prennent un nouveau sens une fois reprises dans l’esprit d’un psychopathe.